CHAPITRE XIX

 

 

         Fidelma quitta Dubán aux écuries et, tandis qu’il veillait à ce qu’on prenne soin des chevaux, elle se dirigea à grands pas vers l’hôtellerie des invités.

Gadra attendait près de la porte, une expression solennelle peinte sur son visage, dont Fidelma ignorait si elle était de bon augure.

— Je crois que le pire est passé, mon enfant.

Fidelma tituba, recrue de fatigue et d’angoisse. Pendant son absence, elle s’était efforcée de ne pas penser à Eadulf de crainte de s’effondrer.

— Il dort et la fièvre est tombée, poursuivit Gadra. Je pense que votre Dieu vous a guidée vers moi afin que je puisse le soigner à une phase précoce de l’empoisonnement.

— Vous pensez qu’il se rétablira tout à fait ?

— J’en suis convaincu. Mais il faut qu’il se repose.

— Je peux le voir ?

— Ne le réveillez pas, surtout. Le sommeil est un grand guérisseur.

— Je vous le promets.

Tandis qu’elle pénétrait à l’intérieur de l’hôtellerie, Gadra resta sur le seuil de la porte. Eadulf reposait sur sa paillasse, paisible et détendu, mais son visage blême portait encore les marques de sa lutte avec la mort. Fidelma s’agenouilla auprès de lui et leva sa main menue pour la poser sur son front. Il était encore chaud. Elle ressentit une vague de tendresse pour le moine saxon, ferma les yeux et remercia le Seigneur.

Puis elle alla retrouver Gadra, qui était dans la pièce principale.

— Comment puis-je vous remercier ?

Le vieil homme leva vers elle ses prunelles délavées par l’âge.

— La jeune Grella m’a beaucoup aidé. Je viens juste de l’envoyer se coucher.

— Mais sans vous...

— Et si vous désirez me témoigner votre reconnaissance, innocentez Móen.

Fidelma inclina la tête.

— Une question pour éclairer mon jugement, Gadra. Tomnát était-elle sa mère ?

— Vous avez un esprit très vif, mon enfant.

— Alors votre souhait se réalisera, dit Fidelma en souriant au vieil homme.

Quand il fut parti, Fidelma se rendit au fialtech pour se laver et se préparer pour la nuit.

Le lendemain, la journée serait chargée.

Une terreur sans nom avait envahi Fidelma, seule dans la forêt.

Autour d’elle, des formes mystérieuses se glissaient entre les arbres et, dans l’obscurité, le sous-bois bruissait et frissonnait de mille frôlements.

Elle appelait à l’aide. Elle ne savait pas vraiment qui. Son père ? Oui, ce devait être son père. Il l’avait emmenée dans la forêt et puis il l’avait abandonnée. Maintenant, elle n’était plus qu’une petite fille perdue.

Mais au fond d’elle-même, elle savait que c’était impossible. Son père était mort quand elle était bébé. Pourquoi l’aurait-il amenée là pour l’égarer ?

Elle avançait en trébuchant, elle tombait et se relevait. Mais les arbres semblaient de plus en plus denses et, pour finir, elle se retrouva paralysée. Elle s’arrêta et leva la tête.

Bizarre comme les arbres ressemblaient à des pieds de champignons dont les chapeaux géants l’écrasaient.

Maintenant, les formes menaçaient de l’étouffer.

Elle cria un nom.

Elle comprit alors que ce n’était pas son père qui l’avait amenée là mais Eadulf.

Eadulf ?

Elle se remit en marche, tendit le bras devant elle, ouvrit les yeux... et poussa un gémissement, éblouie par les rayons du soleil.

Sa main pendait hors du lit.

Clignant des paupières, elle reprit conscience.

Le soleil était levé depuis longtemps et elle venait de se réveiller à l’hôtellerie des invités.

Puis elle entendit qu’on bougeait dans l’alcôve près de la sienne.

Elle sauta de sa paillasse et enfila sa robe de bure.

Dehors, elle trouva Gadra, assis sur les marches. Il lui sourit.

— Quelle belle journée, mon enfant !

— Vous êtes sûr ? demanda-t-elle en jetant un coup d’œil du côté de l’alcôve d’Eadulf.

Le vieil homme hocha la tête avec solennité.

— Oui.

Fidelma trouva son ami étendu, les yeux grands ouverts, le teint pâle et le visage encore crispé par les douleurs de la veille. Mais ses yeux sombres étaient paisibles et confiants.

— Fidelma ! murmura-t-il d’une voix enrouée par la fatigue. J’ai bien cru ne jamais revoir le jour.

Elle s’agenouilla près de lui avec un sourire affectueux.

— Vous aviez renoncé trop vite à la vie, Eadulf.

— Ce fut un sacré combat et je suis content qu’il soit derrière moi.

— Dignait est morte, lui annonça-t-elle.

Eadulf ferma un instant les yeux.

— Etait-elle coupable ?

— Il semblerait qu’elle ait vu celui qui a préparé le plat de champignons.

— Mais alors, qui l’a tuée ?

— Je crois connaître la réponse. Il me reste juste un ou deux points à vérifier.

— Dignait avait disparu du rath. Où l’a-t-on retrouvée ?

— Dans une chambre souterraine, à la ferme d’Archú.

— Hein ? Je ne comprends pas.

— Je vais convoquer toutes les personnes concernées au siège de l’assemblée à midi, puis je révélerai le nom du coupable.

Eadulf fronça les sourcils.

— Je tiens absolument à assister à cette confrontation.

Elle secoua la tête.

— Non, vous resterez ici avec Grella jusqu’à ce que vous soyez rétabli.

Comme Eadulf ne protestait pas, elle en déduisit qu’il était encore très faible.

— Suggérez-vous qu’un seul meurtrier a commis tous ces crimes ? demanda-t-il.

— Je soupçonne une seule personne d’en être responsable.

— Qui ?

Fidelma eut un sourire énigmatique.

— Reposez-vous, Eadulf. Dès que mes soupçons auront été confirmés, je vous le ferai savoir.

Elle prit sa main et la serra dans la sienne.

Dans la salle, Gadra reniflait une potion à l’odeur âcre que Grella venait de lui apporter des cuisines. Fidelma adressa un sourire d’encouragement à la jeune fille et la remercia pour la peine qu’elle s’était donnée.

— Je vais tout de suite vous apporter votre repas, ma sœur, dit Grella, rougissant sous les compliments.

Le temps que Fidelma prenne un bain et se restaure, Gadra avait terminé de faire avaler son breuvage à un Eadulf récalcitrant. Ce n’était pas un malade très docile et, quand Fidelma écarta la tenture, il protestait bruyamment contre le traitement qu’on lui imposait.

— Honte sur vous, Eadulf. Si vous n’obéissez pas aux injonctions de votre médecin, je ne vous dirai rien des événements qui se dérouleront aujourd’hui à midi.

Gadra releva la tête en fronçant les sourcils.

— Que se passera-t-il à midi ?

— Toutes les personnes impliquées dans ce qui s’est passé au rath doivent se réunir au siège de l’assemblée. Bien sûr, votre présence est indispensable, Gadra, ainsi que celle de Móen. A propos, comment va-t-il ?

— Vos bontés pour sa personne lui ont redonné confiance. C’est un jeune homme sensible et intelligent, Fidelma, et il mérite qu’on lui donne une seconde chance dans la vie. À midi, nous répondrons à votre convocation.

Une demi-heure plus tard, Fidelma pénétrait dans l’église de Cill Uird où le prêtre à genoux était en contemplation devant l’autel.

— Père Gormán !

Le religieux sursauta.

— Vous avez interrompu mes prières, ma sœur, lança-t-il d’un air outragé.

— Je dois m’entretenir avec vous de sujets urgents.

Le père Gormán fit le signe de croix et se releva avec des gestes lents.

— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il d’un air méfiant.

— Je pensais que vous voudriez être informé du trépas de Dignait.

Le prêtre tressaillit mais ne sembla pas autrement surpris.

— Tant de morts ! murmura-t-il.

— Déjà cinq dans cette vallée paradisiaque d’Araglin.

Gormán cligna des paupières.

— Cinq ?

— Oui. Et il est temps de mettre un terme à ce carnage. Nous devons collaborer dans ce but.

— Nous ? répéta le prêtre, interloqué.

— Je pense que vous pouvez m’aider.

— Je vous écoute.

— Vous étiez l’âme sœur de Muadnat, n’est-ce pas ?

— Je préfère le terme romain de confesseur. Je suis d’ailleurs le confesseur de la plupart des habitants d’Araglin.

— Peu importe le nom que l’on donne à la chose. J’aimerais juste savoir si Muadnat a mentionné en votre présence qu’il possédait de l’or.

— M’incitez-vous à rompre le secret de la confession ? tonna Gormán.

— Bien que je ne souscrive point à cette confidentialité, je respecte vos convictions, qui ne devraient cependant pas vous empêcher de répondre à quelques questions. Dignait servait ici depuis de longues années, n’est-ce pas ?

— Je croyais que vous désiriez me parler de Muadnat ?

— Concentrons-nous un instant sur Dignait. Elle est bien arrivée ici en même temps que Cranat quand elle a épousé Eber ?

— C’est exact.

— À qui allait sa loyauté ?

— À la maison d’Araglin !

— Pas à Cranat ?

Le père Gormán parut gêné.

— Dignait ne détestait-elle pas Eber ? reprit Fidelma.

Il secoua la tête.

— Si elle ne le respectait guère, il lui était assez indifférent. En réalité, elle était plus proche de Crón que de sa mère et aurait fait n’importe quoi pour elle.

— Vraiment ?

— Ce n’est pas un crime.

— Non, bien sûr. Vous n’aimez guère Dubán, n’est-ce pas ? demanda-t-elle brusquement.

— Je ne vois pas ce que mes préférences ou mes aversions viennent faire ici. C’est un intrigant dont l’ambition, selon moi, est de parvenir à la position de chef d’Araglin. Savez-vous pourquoi il cherche à enjôler la jeune Crón ?

— Le terme d’enjôler signifie à la fois séduire, ensorceler et tromper. Qu’en pensez-vous ?

Le père Gormán releva le menton.

— Observez cette relation par vous-même.

— Oh, mais je m’y suis employée !

— Je suis désolé pour Cranat, épouse d’un chef sans scrupules et mère d’une jeune femme innocente qui s’est entichée d’un homme de l’âge de son père.

— Oui, je me souviens que vous n’appréciiez guère Eber.

— Un pécheur devant Dieu et les hommes ne pouvait attendre aucun pardon du Seigneur ou de ses semblables !

— En tant que prêtre, n’éprouvez-vous aucune compassion ? Vous me semblez rempli de haine alors que c’est à vous de montrer le chemin du pardon. Dans son épître aux Éphésiens, Paul n’a-t-il pas écrit : « Montrez-vous bons et compatissants les uns pour les autres, vous pardonnant mutuellement, comme Dieu vous a pardonnés dans le Christ » ? Si Dieu peut remettre les fautes, alors vous aussi, son serviteur.

Le père Gormán la fixa un instant puis grimaça de colère.

— Vous auriez dû lire plus loin cette épître. Paul a dit : « Car, sachez-le bien, ni le fornicateur, ni le débauché, ni le cupide  – qui est un idolâtre  – n’ont droit à l’héritage dans le Royaume du Christ et de Dieu. » Eber n’aura pas d’héritage dans le royaume de Dieu.

— Parce qu’il a couché avec ses sœurs ? Ou pire encore ?

Le prêtre détourna les yeux.

— Ce monde se passe très bien d’Eber d’Araglin et plus tôt la vallée sera purgée du mal, mieux ce sera.

— Donc à vos yeux, elle n’est pas encore purifiée ? Vous n’ignorez pas que Muadnat possédait une mine d’or ?

Le père Gormán se mordit la lèvre.

— Que savez-vous à ce sujet ?

— Vous l’apprendrez bientôt. Soyez au siège de l’assemblée à midi.

Fidelma quitta la chapelle tandis que le prêtre la fixait sans ciller. Après son départ, il se précipita vers la sacristie.

Dehors, Fidelma rencontra Crón.

La jeune tanist l’accueillit avec un visage grave.

— Comment se porte frère Eadulf ?

— Bien, Dieu soit loué.

— J’ai parlé ce matin avec Dubán, poursuivit la tanist. Il dit que vous êtes sur le point de découvrir la personne qui a infligé tant de malheurs aux habitants de cette vallée.

— Justement, je voulais vous demander de pouvoir utiliser le siège de l’assemblée, à midi, aujourd’hui. Toutes les personnes concernées par les récents événements sont priées de s’y rendre, afin que je révèle les noms des responsables de ces terribles effusions de sang.

Crón semblait très éprouvée.

— Alors, vous savez qui a tué Eber et Teafa ?

— Je le crois, oui.

— Vous le croyez ? s’étonna la jeune femme.

— Et je vous le démontrerai tout à l’heure, répliqua Fidelma d’un air serein. Soyez aimable de demander à votre mère de se joindre à nous. Je suis certaine qu’elle voudra entendre qui est responsable du meurtre de son époux.

— Très bien.

Fidelma s’éloigna sans prêter attention au trouble de Crón.